Communication

Interview exclusive ; Professeur Jean Chretien Ekambo : « Seuls les journalistes formés, à l’école ou à la rédaction, savent distinguer clairement le rendu d’un fait et le commentaire sur ce même fait. »

A l’occasion de la fête mondiale de la liberté de presse, et au regard des mutations intervenues dans le secteur par une immersion massive des réseaux sociaux dans l’espace public, il était important pour les praticiens de l’information de faire le point et surtout d’évaluer l’ampleur même du changement. Le journalisme est-il mort ? A partir du moment où chaque personne à l’aide de son Smartphone peut influer sur l’espace public en donnant des informations, que reste-t-il de ce métier qui a fasciné des générations ? Pour faire le point qui mieux placé que le savant en la matière le professeur Jean Chretien Ekambo dont l’influence sur la pensée scientifique en matière de communication et de l’information n’est plus à démontrer. Dans cette interview exclusive il met à plat le dossier et le contexte, il distingue l’environnement technologique du métier et la force du jugement humain, car finalement le journalisme est d’abord une pratique d’homme avant d’être une affaire de technologie.

Geopolis hebdo : Quand on évoque « nouveaux médias – nouvelle société », à quoi  fait-on allusion exactement ?

JC Ekambo : Chaque type de société humaine est déterminé par les moyens qu’utilisent ses membres pour communiquer les uns avec les autres. Et les outils de communication dans une société sont forgés et fabriqués à partir de la matière que l’on trouve dans la nature environnante. Il n’y a pas de tambour à peau de baleine dans la forêt équatoriale, tout comme l’on ne peut trouver une flûte à corne d’éléphant chez les Esquimaux du pôle nord.

De ce fait, les habitudes des hommes évoluent lentement et naturellement, au rythme du renouvellement des outils de communication. Cependant, cette relation n’est pas toujours linéaire, déterministe, automatique. Il est donc  tout à fait erroné de penser que les moyens de communication créent une société, comme une poule pond un œuf et que le poussin qui en sortira va pondre un autre œuf, à l’identique.

Notre pays, le Congo, a un exemple historique positif à ce propos : Simon Kimbangu. Ce catéchiste protestant a été formé selon la doctrine baptiste « lecteur = chrétien », dont les missionnaires venus d’Europe enseignaient aux indigènes la civilisation sur la base de la lecture directe de la Bible, en langues locales. Alors, au lieu de reproduire le schéma prescrit de l’unique prophète Jésus Christ, Simon Kimbangu a pu prêcher l’existence d’un autre et nouveau prophète,  à peau noire et lui-même prophète de Jésus sur la terre noire. C’est cet écart éventuel qui constitue la pensée profonde de ce cours, alors sous forme d’interrogation : « nouveaux médias = nouvelle société » ? L’enseignement vise à persuader les jeunes communicologues de la non-existence de clonage d’une société ou d’une civilisation à travers les technologies. Il y a plutôt une adaptation rationnelle et contextuelle.

Prenons un exemple de manque de rationalité : à quoi sert une heure entière de bavardage entre deux Congolaises, l’une à Paris et l’autre à Kinshasa, pour ne parler que de la mode de cabelo ? Tout cela, rien que pour profiter du Whatsapp gratuit ? Dans ce triste cas, disons la vérité : c’est la naïveté qui pervertit l’outil de communication, au lieu de solliciter ses qualités plus généreuses. En bref, si les Chinois, les Coréens, les Taiwanais et les autres s’adaptent, il n’existe alors nulle excuse pour que les Congolais n’en fassent pas autant. L’on peut alors s’interroger s’il est sage et utile d’éparpiller la pratique des nouvelles technologies entre plusieurs ministères des Ptntic, du Numérique, des Médias, de l’Industrie, de la Recherche scientifique, etc.

Geopolis Hebdo : Le développement des technologies de la communication a-t-il influé sur la pratique du journalisme ? De quelle manière ?

 Jc Ekambo : Les technologies de télé-communication ont suscité une nouvelle ère du journalisme, depuis l’avènement de l’ordinateur comme outil et, surtout, de la connectivité comme service. Nous sommes maintenant au 3e âge, après l’alphabet et l’imprimerie. Mais, comme pour tous les âges historiques, l’être humain reste le même, en ne faisant qu’améliorer, remplacer ainsi que modifier ce qui pré-existait.

A ce propos, l’on ne peut jamais oublier que le journalisme a pu émerger comme une innovation, parce que, auparavant, la littérature écrite avait pu dominer les littératures orales. Dans ce contexte, en tant qu’outil principal de production de l’écrit, l’imprimerie a imposé au journalisme ses propres marques : le fameux « bouclage », « deadline » ou « bon à tirer ». Le temps de vie d’une publication était devenu alors cyclique : d’une édition à une autre. Les erreurs étaient alors à éviter soigneusement, parce que le lecteur avait 24 heures pour s’en rendre compte.

Aujourd’hui, avec les médias en ligne, les web-tv ou web-radio, les erreurs peuvent être corrigées ou effacées d’une minute à l’autre, sur simple clic. Dans ce contexte, la science du journalisme est obligée de s’adapter. Car, les outils de communication sont venus ôter aux journalistes de nombreux privilèges : collecter, enregistrer, monter, diffuser, etc. L’économie des médias s’en est trouvée bouleversée, mais dans notre pays nous avons raté le coche. Lorsque s’annonçait le nouvel instrument qu’est la Tnt (télévision numérique terrestre) depuis 2005, notre pays s’est contenté de gérer cette réalité en termes financiers de transition des fréquences analogiques aux fréquences numériques. Ont alors proliféré chez nous des web-tv et web-radio, sans réel contenu et sans fidèle public, alors que le véritable enjeu était celui de la télédistribution, dont se sont emparées les firmes étrangères. Les fameux telenovelas produits ailleurs ont ainsi conquis le marché sans coup férir.

Pourtant, l’ancien Pdg de la Rtnc, Kitutu Oléantwa, continuait à crier dans le désert (Radio Okapi, 28 novembre 2014), à supplier et à implorer « que le gouvernement améliore l’encadrement juridique pour permettre à la production cinématographique congolais d’avoir les moyens de sa politique ». Pis encore, il y a très peu de semaines, le ministère des Médias vient d’accorder une licence à France 24 pour diffusion en clair sur Tnt dans la capitale, avec option pour extension dans toutes les autres grandes villes du pays. Ce cadeau de près de 20 millions de téléspectateurs a été fait, au nom de la francophonie, par le ministère qui est en même temps et surtout, soulignons-le en passant, le patron de la Rtnc.

Ce ne sont donc pas les technologies qui s’imposent à la société, c’est plutôt la politique de leur utilisation qu’il importe d’évaluer.

Geopolis Hebdo : Peut-on dire que les réseaux sociaux ont mis fin à la suprématie du journaliste comme première source d’information ?

 JC Ekambo : Les réseaux sociaux ne sont que des services, que chaque individu peut utiliser à sa façon. En fait, en matière de source d’information, il convient de regarder d’abord les performances des outils de communication. Ce sont les équipementiers et les ingénieurs qui prédisposent les capacités de tel ou tel outil comme source d’information.

C’est donc cette prédisposition des outils qui ouvre la voie aux nouvelles pratiques de journalisme. Hier, la caméra et le magnétoscope ont amené le métier de Jri (journaliste reporter d’images), aujourd’hui un autre métier se crée rien qu’avec le smartphone, qui enregistre le son et l’image. Ainsi, n’importe que possesseur de téléphone androïd peut jouer au journaliste. Avec les web-tv et les web-radio n’importe quel youtubeur a l’impression de connaitre et de combiner différents métiers (collecter, produire, diffuser, etc.), à partir du salon de sa propre habitation.

Mais, cette liberté que procurent les instruments modernes d’information ne répond pas du tout aux normes du journalisme, ni au contrat social qui lie un média à son public. Un journal ou une chaine, c’est une identité, une adresse, un rendez-vous. Une édition de journal ou radio-télévision ne peut se permettre l’infidélité envers son public, à l’instar de ces informateurs qui surviennent à l’improviste, avec des nouvelles souvent sensationnelles mais sans lendemain.

         Geopolis hebdo : Comment faire pour restaurer la noblesse de cette profession qui semble avoir cédé sous la pression des moutons noirs ?

 JC Ekambo : Malgré l’existence de multiples sources d’information, aujourd’hui tout le monde cultive encore le réflexe de recourir aux médias classiques pour vérifier l’exactitude d’une information. Car, seuls les journalistes formés, à l’école ou à la rédaction, savent distinguer clairement le rendu d’un fait et le commentaire sur ce même fait. Et, même à propos du commentaire, seuls les vrais rédacteurs en chef peuvent solliciter chez leurs journalistes le bon sous-genre qui convient, dans la catégorie de ce que l’on désigne par le nom générique de commentaire : éditorial, chronique, billet, pamphlet.

En effet, ce que l’on oublie parfois est qu’une édition d’information est un tout. C’est un tout qui comprend aussi bien les faits que les commentaires et les œuvres de divertissement. Cet ensemble d’une édition constitue ce qu’Honoré de Balzac nomme : l’intelligence des abonnés. En d’autres mots, l’on ne peut pas créer un journal, écrit ou audiovisuel, fut-il d’opinion, seulement pour diffuser des commentaires. Il est une obligation morale pour le journaliste de donner à chacun de ses lecteurs ou téléspectateurs toute une moisson de faits bruts, qui lui permettront de comprendre le sens ou l’orientation du commentaire personnel du journaliste. Faire le contraire ressemble à un restaurateur qui offre à ses clients des plats qu’ils n’ont pas commandés, qu’ils n’ont jamais mangés et pour lesquels il n’existe aucun menu.

 Geopolis hebdo : Dans ce contexte, quelle régulation est appropriée ?

 JC Ekambo : Précisément dans le contexte que nous venons de décrire, avec des patrons de rédaction et des journalistes appartenant tous à une même philosophie déontologique, il convient alors une régulation bien appropriée. Ainsi, par exemple, au Congo le Csac ne peut agréer un organe de presse (écrite ou audiovisuelle) si le dossier de candidature n’est pas présenté clairement par un professionnel des médias, reconnu par la corporation. Cela est déjà une barrière pour écarter les moutons noirs. En deuxième lieu, l’octroi d’une carte de presse à ce professionnel des médias est lié à son appartenance à un organe de presse, soit en qualité de salarié soit en qualité de pigiste. Et s’il est indépendant, il doit donner la preuve de ses publications régulières.

En troisième lieu, c’est finalement au sein d’une rédaction que se déploie le, au quotidien, sous la responsabilité directe de son patron de rédaction. Dans ces conditions, s’il existe encore des moutons noirs dans la bergerie, c’est en partie à cause de la complaisance des journalistes à pelure blanches eux-mêmes.

Propos recueillis par Wak

 

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