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Quid de l’indépendance économique ?- Recul historique sur une réalité mal cernée : Interview exclusive du professeur Kabeya Tshikuku

Une semaine après la célébration du 62ème anniversaire de l’accession à la souveraineté nationale, la grande ferveur patriotique que la date du 30 juin suscite (souvent) semble retomber peu à peu. Les congolais retrouvent le train-train de la vie avec ses tracas quotidiens. Les vidéos d’archives qui relatent le processus d’accession à l’indépendance sont rangées dans les fichiers des ordinateurs, en attendant une autre fête nationale. Pour Géopolis Hebdo, le temps est venu de casser cette routine et de proposer une réflexion sur l’indépendance économique. Cela tombe bien, l’intelligentsia Congolaise fait écho à ce débat qui renferme une réalité parfois mal cernée. Dans les lignes qui suivent, notre tabloïd vous propose l’interview exclusive du professeur Kabeya Tshikuku. Enseignant d’université, économiste ayant formé plusieurs grands noms du secteur économique, Léonard Kabeya Tshikuku estime que l’heure est venue d’ouvrir une réflexion nouvelle au pays.

Interview

Comment définissez-vous l’indépendance en général et l’indépendance économique en particulier ?

L’indépendance, c’est la capacité qu’a un peuple, une communauté, un groupe à décider seul pour ses affaires, pour sa vie, pour son destin. C’est être en mesure de prendre seul la responsabilité de son destin. L’indépendance économique, c’est, dans l’indépendance politique, la partie qui concerne la prise en charge souveraine de la production des biens, de la circulation de ces biens et de leur consommation. C’est-à-dire qu’un peuple indépendant est responsable de ce qu’il produit et responsable de ce qu’il consomme. Entre ce qu’il produit et ce qu’il consomme, il y a une relation de nécessité. L’indépendance économique, c’est être capable de s’assumer au niveau de la production : produire des biens primaires, secondaires et tertiaires. Les produire soi-même, les consommer, comme on veut les consommer, vendre le surplus à l’extérieur et être maitre chez soi.

Quelles sont les étapes clés pour entamer le processus du combat de l’indépendance économique ?

Je voudrai d’abord dire que dans la conscience des congolais, au niveau des dirigeants comme au niveau du peuple, on ne pose plus la question de l’indépendance économique. On ne la pose plus. La question que l’on pose, c’est celle de faire venir des investisseurs extérieurs chez nous, comme en 1920, comme en 1940, comme en 1950, comme dans les années 60, etc. Nous devons recommencer ce que nous avons rejeté un certain 30 juin 1960. On ne pose pas la question de savoir : qu’est-ce que nous avons comme force nationale, comme potentialité du pays pour assumer pleinement notre indépendance. On fait appel à l’extérieur toujours et dans la précipitation. On dit toujours, les investisseurs doivent venir. Comme si notre propre destin dépendait des investisseurs. Je ne me souviens pas avoir vu le président des États-Unis avec un avion rempli d’hommes d’affaires pour aller chercher des contrats ailleurs. Je n’ai jamais vu le président de la France demander qu’il y ait des investissements canadiens chez lui. Mais, nous on court derrière le capital étranger essentiellement. Et c’est le capital étranger qui nous écrase. Notre propre survie est liée au bon vouloir d’une classe d’affaires étrangère qui nous écrase, nous pille. Vous avez entendu parler des étrangers, investisseurs chez nous, qui tapent sur des congolais, qui les insultent et qui les payent mal. Tel est le modèle qu’on a appris.

Et donc, l’indépendance économique du pays, la souveraineté d’une nation décidant de ses propres affaires de manière civilisée, ce n’est pas une question qui est posée jusqu’à maintenant. Mais je me pose la question : quel sera l’avenir ?

L’avenir dépend de tous les congolais. Tous les congolais. Il faut qu’on réfléchisse. Pourquoi on fête le 30 juin ?

Cette fois-ci, nous avons fêté le 30 juin en enterrant officiellement Patrice-Emery Lumumba.

Il avait disparu de notre écran depuis un certain 17 janvier 1961. Il réapparait de la manière que nous connaissons, nous l’enterrons, nous organisons le deuil et les idées pour lesquelles Patrice-Emery Lumumba est mort, les idées pour lesquelles nous l’avons fait héros national, sont essentiellement les idées de l’indépendance nationale, surtout de l’indépendance politique, l’indépendance de la pensée et l’indépendance économique. Il est mort pour cela. Il est bon que tous les congolais s’en souviennent. Il faut que ses funérailles constituent un nouveau départ. Un nouveau départ demande une nouvelle réflexion, une nouvelle façon d’assumer notre destin, de tracer notre chemin. Je vous dis par exemple que l’Université Bel Campus vient d’élaborer un plan d’émergence (du Congo émergent) à l’horizon 2040. Ce travail est en de tomes (1531 pages). C’est un travail immense élaboré par des congolais et, Dieu merci, accepté et préfacé par le président de la République. Il est bon que ce genre des travaux qui vont dans le sens de notre indépendance, soient réellement d’application.

S’il est besoin de le soumettre au débat national, pour les faire adopter par le parlement (Assemblée nationale et Sénat) et les appliquer, parce que c’est le produit de notre propre réflexion, je crois que c’est la voix indiquée pour le faire. Ce travail qui a pris trois années d’élaboration, est financé par une institution privée. C’est un travail citoyen, une offre d’un congolais à la nation. Au lieu d’aller chercher à l’extérieur, il faut faire confiance à l’intelligentsia congolaise. Il reste au gouvernement d’en faire sien pour que nous puissions aller de l’avant. Je vous assure qu’il y a d’autres réflexions qui sont publiées dans d’autres universités, dans d’autres cercles de réflexion, mais ce travail compte parmi les travaux les plus importants pour réorienter notre développement et pour assumer de manière responsable notre destin.

Hormis ces réflexions qui sont faites de manière éparse et privée, l’État ne doit-il pas définir une politique à imposer ?

Les réflexions ne sont pas faites de manière éparse. L’État, c’est la nation organisée. La nation organisée reprend aux citoyens ce qu’ils proposent de meilleur, met ensemble, déclenche un débat, conclut sur le débat et tout ce qui sort de ces conclusions comme avis et recommandations, l’État les applique. Il n’existe pas un État qui soit différent des citoyens ou de la population. L’État, c’est l’expression condensée de notre volonté commune. L’État doit s’assumer comme ça. Il n’y a pas quelqu’un qui s’appelle l’État. Ça n’existe pas. L’État, c’est la somme de toute une nation. C’est l’expression plurielle de toute une nation. L’État a le devoir de reprendre les réflexions des citoyens, en faire la synthèse et en appliquer les recommandations.

Que répondez-vous à ceux qui estiment que le Congo d’aujourd’hui paie le fait que les pères de l’indépendance ne s’étaient pas assez focalisés sur l’indépendance économique ?

Les pères de l’indépendance n’avaient pas tous les moyens techniques. Ils n’avaient pas le temps. Ils avaient déjà une tâche redoutable de faire plier les belges devant la nécessité de nous laisser indépendant. Cela a été une lutte terrible. Il faut que je dise et que je redise à la jeune génération qu’elle est elle-même trop sévère vis-à-vis des pères de l’indépendance. La jeune génération telle que je la connais, je ne la vois pas faire ce que ces gens-là ont fait. Elle est dispersée, elle est danseuse, elle est superficielle, elle fêtarde.

Les pères fondateurs ont fait quelque chose de fondamentale. C’est pour cela que Patrice Lumumba doit être notre phare. Ces pères ont travaillé à la première table ronde pour décrocher l’indépendance politique. Quand on les a appelés à la table ronde économique, ils ont refusé d’y aller.

D’abord parce qu’ils n’avaient pas des financiers, d’économistes, d’ingénieurs qui étaient formés sous la colonisation, capables de répondre devant l’expertise Belge. Ils ne voulaient pas envoyer des gens faibles pour assumer devant l’histoire la responsabilité d’avoir accepté des choses auxquelles ils ne comprenaient rien. Ils ont refusé. Comme il n’y avait pas d’expertise, ils ne voulaient pas que les Belges aillent les rouler. Ils ont négligé cette table ronde, parce qu’ils disaient, s’il faut s’assumer face aux belges, il nous faut d’abord avoir des hommes capables et experts. Donc, la table ronde économique qui était convoquée par les Belges à Bruxelles, après la table ronde politique, était la table ronde de récupération. Les Belges voulaient récupérer de la main gauche ce qu’ils prétendaient avoir donné de la main droite. On les a laissés faire, c’est ainsi que le dimanche 26 juin 1960, le parlement Belge s’est réuni et a pris des décisions graves, notamment, les sociétés à portefeuille comme le Comité Spécial du Katanga qui était à l’origine de grandes sociétés du Katanga comme l’Union minière du Haut-Katanga, la minière du BCK, la Forminière, toute la gamme de grandes sociétés minières du Congo, reposaient sur le Comité Spécial du Katanga. Les Belges ont dissout le Comité Spécial du Katanga.

Et le patrimoine du Comité Spécial du Katanga, ils l’ont pris. Ils ont pris avec eux tout ce qui revenait à l’État. Lorsque le jeudi 30 juin 1960, nous proclamions notre indépendance, tout ce que le Roi Léopold II avait fait au nom de l’État indépendant du Congo et qui a été continué sous la colonie Belge, revenait de droit à l’État de la République du Congo, mais cela ne nous est pas revenu. A la suite, vous avez appris, qu’il y avait un contentieux Belgo-Congolais. Le contentieux était celui-là. Vous avez pris tout ce qui nous appartenait, vous nous avez chargés de toutes les dettes coloniales, par contre tous nos actifs, vous les avez pris ; rasseyons-nous pour discuter, pour partager. La Belgique a toujours joué à gauche, à droite jusqu’aujourd’hui.

La question n’a jamais été réglée. Je suis très content que le Roi des Belges soit arrivé et qu’il ait dit : « nous avons été dans un très mauvais système. Les relations entre Belges et Congolais n’étaient pas de bonnes relations, refondons nos relations ». C’est une très bonne chose. C’est une occasion de recommencer à discuter avec les Belges de notre contentieux pour le régler cette fois-ci dans le calme, dans l’amitié et dans le respect mutuel. Les Belges ont des réponses à nous donner. Nous avons beaucoup souffert pendant les 62 années ici, parce que nous avions mal démarré.

Les moyens nous étaient enlevés. Ceux que nous avions élus aux élections générales de mai 1960, ont été tués. Vous voyez de quel côté nous vient la dent (de Lumumba, Ndlr). Nous n’avions ni les hommes, ni nos institutions, parce qu’elles étaient déstabilisées, ni nos moyens. Nous nous sommes jetés à l’eau. Je ne charge pas que les Belges. Nous avons notre immense responsabilité, celle d’avoir accepté les gens qui étaient imposés de l’extérieur. Maintenant, il est question que les Congolais ouvrent les yeux. Mais ces congolais se sont spécialisés dans la rumba, les fêtes et se sont accommodés de la misère, ils demandent à Dieu de recréer le Congo dans des églises, ils ont disparu de l’horizon. Les Congolais doivent revenir dans l’arène du combat. Ils doivent savoir que vivre ensemble comme un peuple respecté et prospère, cela exige la solidarité. Cela exige aussi l’intelligence individuelle et collective. Ça exige également de nous surveiller mutuellement et tourner le dos à la trahison et mettre en prison ceux qui volent.

Ça exige de mieux rémunérer ceux qui travaillent. Ça exige la justice distributive. Ça exige beaucoup de choses que nous n’avons plus.

Propos recueillis par Patrick Ilunga

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