Politique

LES MISERABLES : Adaptation socioéconomique de l’oeuvre de Victor Hugo au Cercle des fonctionnaires de 3ème âge en RDC

Une Tribune de Bobo B. KABUNGU, Ph. D.1 à l’occasion de la journée internationale de la lutte contre la maltraitance des personnes de 3ème âge

Victor Hugo a toujours été préoccupé par la problématique de l’adéquation entre la justice sociale et la dignité humaine. Pour preuve, c’est déjà en 1829, soit 33 ans avant la sortie des « Misérables », que l’écrivain présentait un long monologue sous le titre « Le Dernier Jour d’un condamné », véritable réquisitoire contre la peine de mort, aujourd’hui abolie dans la grande majorité des pays dans le monde.

En 1862, à la parution du roman culte « Les Misérables » adapté à maintes reprises en théâtre et au cinéma entre autres, le lecteur note que la motivation principale de l’auteur fait « pair de France » est le plaidoyer social. Pour Victor Hugo, très probablement inspiré de Balzac, la misère, l’indifférence et la mise en place d’un système répressif rongent la société. Idéaliste, il persuade l’opinion (à raison) que l’instruction, l’accompagnement et le respect de l’individu peuvent empêcher la dégradation humaine de la société. En bon observateur, il finit par incriminer les lois et les mœurs qui créent un enfer pour les prolétaires et dégradent l’humanité.

Dans son œuvre, l’auteur accorde une place de choix aux vieillards dont le sort, à l’époque (et aujourd’hui encore ?), ne semble intéresser personne. Des déclarations sont validées à l’échelle internationale pour promouvoir la bientraitance des « ainés », mais dans les faits, les paroles ne sont pas toujours suivies par des actes. Une évaluation est donc nécessaire. C’est ce à quoi ce papier tente de se livrer en ayant pour cibles l’Etat et la société appelés à modifier leur comportement.

Pour y parvenir, Bobo B. KABUNGU reprend sommairement les grandes lignes de son intervention, l’an dernier, à l’Institut National du Travail Social (INTS), dans le cadre d’une conférence organisée à l’occasion de la journée internationale de la lutte contre la maltraitance des personnes de 3ème âge (le 15 juin), par ailleurs passée inaperçue en RDC cette année, dans un contexte de crise sanitaire et de multiplicité d’évènements politiques, couplée à une insouciance collective. Il avait axé son intervention sur la clochardisation du fonctionnaire de 3ème âge (KABUNGU, 2019).

Sa réflexion structurée en 5 points est faite en sa qualité d’Enseignant-Chercheur et de Président de l’Initiative Congolaise pour l’Evaluation, le Bien-Etre, la Recherche et le Genre (ICEBERG), une ONG locale créée il y a à peine deux ans, notamment pour promouvoir la pratique de l’évaluation des politiques publiques pour le développement intégral. Elle (i) offre des repères conceptuels sur la maltraitance, (ii) souligne l’intérêt de la question de la maltraitance des personnes âgées, (iii) présente le terrain de l’étude et la méthodologie empruntée, (iv) résume les résultats obtenus et (v) suggère une prise de conscience des acteurs.

1. De la maltraitance des personnes âgées et de l’importance de son étude

La maltraitance (en général et celle des personnes âgées en particulier) un problème de société qui ne bénéficie pas de l’attention voulue en ces moments où les projecteurs sont braqués sur autre chose, laissant en pénombre (et même en obscurité) plusieurs pans de la politique sociale. Il s’en suit que les groupes vulnérables constitués principalement d’enfants, de femmes et des personnes d’un âge avancé sont abandonnés dans une forme platonique d’insécurité sociale.

Le Conseil de l’Europe (1987) définit la maltraitance (des personnes âgées) comme un traitement qui « se caractérise par tout acte de négligence ou omission commis par une personne, s’il porte atteinte à la vie, à l’intégrité corporelle ou psychique, à la liberté d’une autre personne ou compromet gravement le développement de sa personnalité et/ou nuit à la sécurité financière ». (www.capretraite.fr). Selon l’OMS (2016, p. 262), c’est « un acte unique ou répété, ou l’absence d’action appropriée, survenant au sein d’une relation d’où l’on attend plutôt la confiance, qui est source de préjudice ou de détresse pour la personne âgée ».

Il s’agit donc de toute forme de violence passive ou active, à domicile, en communauté ou en milieu professionnel, infligée par un tiers, un proche, un groupe de personnes ou une institution à une personne de troisième âge, y compris par négligence, et qui peut compromettre son épanouissement présent ou à venir (Kabungu, 2019). Elle peut donc prendre plusieurs formes : violence physique, psychologique ou affective, sexuelle, financière, de privation ou d’abandon. Un comportement maltraitant est jugé grave lorsque l’auteur du mauvais traitement profite délibérément de la vulnérabilité de la personne de troisième âge ou d’un quelconque rapprochement, notamment intéressé ou né d’une supercherie.

Les statistiques de 2016 indiquent qu’une personne âgée sur six dans le monde a été confrontée à la maltraitance au cours de la dernière année. Encore, faudrait-il souligner que ce chiffre serait minoré tant il est vrai que plusieurs cas de mauvais traitements ne sont pas régulièrement signalés, faute de courage ou de motivation. D’est donc une question de haute importance.

Abordant le sujet de la maltraitance financière, Koskas et al. (2011) mettent l’accent sur l’utilisation ou l’appropriation de ressources financières d’une personne vulnérable contre son bénéfice ou à son désavantage, en profitant notamment de son état. Koskas (2017, p. 30) souligne que cette forme de maltraitance consiste également « à priver la personne de tout ou partie de ses ressources ou de ses biens » entre autres pour un profit personnel.

2. De l’intérêt de la question en contexte de solidité apparente des liens familiaux

Dans un pays où la vie en société est encore régie notamment par des liens familiaux plus solides qu’en occident, on ne perçoit pas immédiatement l’intérêt de parler de maltraitance des personnes de 3ème âge. Pourtant le mal est profond est divers. En effet, alors que les personnes de 3ème âge sont la mémoire vivante de la société et la minorité auprès de laquelle il est possible d’abreuver son esprit de sagesse, force est de constater, hélas, que de nos jours, plusieurs aînés sont victimes d’attaques de tout genre, par le simple fait de l’âge qu’ils ont pris, comme s’il leur était reproché d’avoir survécu aux péripéties de la vie. Certains mauvaises langues n’hésitent pas de les traiter de « sorciers » (n’chor ou n’kadia en argot kinois ou ndoki en lingala). Par endroit, on leur jette des pierres, comme si la lapidation était le sort de celles et ceux à qui la Providence aurait réservé une longue vie.

Les « anciens », tel qu’on les appelle par ailleurs, sont également souvent indexés lorsqu’ils tardent à « céder » leurs biens, principalement immobiliers, à leurs descendants, comme pour dire qu’ils ont vécu assez pour continuer à en jouir. Des cas de meurtres et de violence physique sont répertoriés par les services spécialisés. Certes les liens familiaux sont encore présents en Afrique en général et en RDC en particulier, mais l’on constate un relâchement dans les relations intergénérationnelles. Il suffit de voir le nombre de pensionnaires, malencontreusement désignés « patients », dans les homes et d’observer la tendance baissière des visites dont ils bénéficient. C’est à se demander si ces lieux que ne fréquentent les familles ou les autorités compétentes qu’une fois par an, généralement à la fête des parents, ne deviennent pas des mouroirs tranquilles.

A ces formes de maltraitance physique et psychologique, il convient d’ajouter celle qui se lit en filigrane : la maltraitance financière. S’il est vrai que les personnes de 3ème âge sont souvent dépouillées malignement ou de manière sournoise par leurs proches profitant de leur naïveté ou de leur faiblesse physique, il importe de souligner qu’avec le revenu que reçoit le fonctionnaire pensionné, il est voué à une vie de clochard, contraint à l’exercice, contre son gré, de la mendicité sous diverses formes. Une enquête dont la méthodologie est présentée ci-après l’a confirmé.

3. Du terrain et des méthodes

L’étude a été réalisée principalement à Kinshasa, avec le concours de ICEBERG ASBL. Elle ne s’est pas limitée à des analyses livresques ou de laboratoire. Une collecte de données a été effectuée dans les normes et une méthodologie rigoureuse a été suivie.

S’agissant des données exploitées, elles sont provenues, à la fois, (i) de l’observation, par laquelle il a été possible d’étudier le comportement des agents et fonctionnaires de l’Etat, de tous âges, principalement les retraités, grâce notamment à la participation du chercheur à diverses réunions avec les parties prenantes ; (ii) de l’entretien qui a permis d’échanger avec certains d’entre eux sur leur perception de la bientraitance et de la maltraitance et (iii) de la recherche documentaire, étant donné qu’un certain nombre d’ouvrages, de rapports officiels, d’articles et de bases de données a été consulté.

Sur le plan de la démarche méthodique, la réflexion s’est faite principalement grâce à une triangulation analytique présentée ci-dessous.

(i) analyse de la perception du traitement dont sont l’objet les fonctionnaires de 3ème âge, sur la base des données tirées des divers entretiens et de l’indice ad hoc ;

(ii) analyse comparée du niveau et de l’évolution de la pension par rapport au seuil de pauvreté et au salaire des agents et fonctionnaires actifs selon les grades. Le seuil de pauvreté retenu, pour des besoins de simplification de la réflexion, est de USD 2,0/personne/jour, soit USD 300,0/ménage/mois. Il sied de mentionner que le mot ménage ici fait allusion à l’ensemble des personnes à charge du fonctionnaire de 3ème âge qui tournent autour d’une moyenne de 5 suivant les données obtenues d’un échantillon de 36 fonctionnaires retraités (ce qui traduit un taux élevé de dépendance) vivant à Kinshasa ;

(iii) évaluation de l’application de la Déclaration politique et de la mise en œuvre du Plan international de Madrid sur le vieillissement. Il a été fait référence aux critères de bientraitance, en accordant à chacun d’eux une note de 1, à l’exception du premier qui aura une pondération double au regard de l’importance accordée à la maltraitance financière. Ces critères inspirés des Nations Unies (2003) concernent :

  • l’amélioration des conditions de vie au fil du temps (de l’âge) ;
  • la préservation ou rétablissement de la dignité et élimination des mauvais traitements ;
  • l’intégration des questions du vieillissement dans les plans de développement et les stratégies de lutte contre la pauvreté ;
  • la prise en compte des propositions des personnes âgées dans la promotion des services sociaux ;
  • la promotion de la recherche sur le vieillissement, élaboration d’indicateurs fiables et exploitation des résultats disponibles ; – la promotion du vieillissement actif ;
  • la promotion de l’accès aux soins de santé et à la rééducation ;
  • l’implication de la société civile dans le suivi de l’application du Plan d’action et
  • la promotion ou renforcement de la protection sociale.

4. Du bourreau et des sévices endurés par le fonctionnaire de l’Etat à la retraite

La représentation graphique 1 des moyennes des scores obtenus pour les critères retenus indique que, globalement, les opinions des fonctionnaires de troisième âge interrogés se situent dans la zone de maltraitance (de 0 à 20 de la note pondérée). Autrement dit, ils estiment être victimes de maltraitance à cause, principalement, d’un faible niveau de revenu, du déficit de prise en charge en cas de maladie et de considération dans la société, comme le suggèrent les notes indicées représentées sur le graphique 2.

Graphique 1. Notes attribuées pondérées vs notes maximales

Graphique 2. Notes indicées des opinions

A la question de connaître les acteurs contribuant le plus à l’amélioration ou à la détérioration de la situation personnelle telle que perçue, les fonctionnaires de troisième âge interrogés ont répondu que les pouvoirs publics (Gouvernement, administration) sont les premiers auteurs de la « maltraitance qu’ils endurent » depuis des années, par abandon. Par ailleurs, il a été noté que très peu de fonctionnaires de troisième âge, pessimistes pour la plupart quant à l’intérêt de leurs interlocuteurs à trouver des solutions à leurs problèmes, cherchent à revendiquer leurs droits. Ils n’ont pas l’habitude de porter plainte pour mauvais traitement et se limitent à proférer des malédictions au lieu de constituer des bases associatives solides pour mieux faire entendre leur voix.

Comment, en effet, peut-il être toléré le fait qu’alors que le salaire du personnel actif, en nominal, a augmenté de près de 300,0 % entre 2011 et le premier semestre 2019, la pension du retraité n’a pas évolué d’un iota, creusant davantage le fossé des inégalités entre ces deux catégories. Exprimée en dollars américains, cette pension tend vers zéro.

Graphique 3. Pension de l’ATB1 vs salaire de l’ATB1 à Kinshasa (en CDF)

5. Des éléments à retenir et des recommandations

Il n’est pas aisé, pour un artiste auteur-compositeur, de vous résumer son œuvre ; encore moins à un chef cuisinier de faire la synthèse d’un plat. Cet exercice revient au mélomane ou au gourmet selon le cas et suivant les sensibilités des uns et des autres. Pour revenir au sujet, la recherche effectuée aura produit ses résultats si chacun de nous devenait conscient de ce que les personnes âgées sont vulnérables et que leur vie est précieuse. Elles méritent que le Gouvernement, leurs familles respectives et toute la communauté leur montrent une haute considération, surtout lorsqu’elles ont passé l’essentiel de leur vie à travailler au service de la Nation. Laisser un fonctionnaire de 3ème âge vivre abandonné dans un gourbi, avec un revenu dont le plafond atteint difficilement de quoi payer son transport pour le retrait de cette paie de misère, est une insulte à cette profession pourtant prestigieuse, une déconsidération des générations « qui ont vécu » et une maltraitance financière de la part de l’employeur. ICEBERG ASBL agit sur le terrain avec les maigres ressources, obtenues par la cotisation de ses membres, pour réconforter ces laisséspour-compte de la politique salariale en RDC et faire entendre leur voix par des recherches de ce genre.

Il importe de penser à ces femmes et à ces hommes âgés vivants, au lieu d’attendre leur triste départ vers l’au-delà pour manifester une affection à titre posthume en allant planter des fleurs une fois les cinq ans à leurs tombes. Exerçons-nous à les traiter avec respect, considération et honneur. Et quand je dis « nous », je parle de toutes les parties prenantes à la cause sociale, en commençant par l’Etat-providence. Ceci dit, si l’on ne s’investit pas dans l’amélioration des conditions de vie des personnes de troisième âge, Victor Hugo (1862, p. 760) aura eu raison d’écrire, dans « Les Misérables », que « la misère d’un enfant intéresse une mère, la misère d’un jeune homme intéresse une jeune fille, la misère d’un vieillard n’intéresse personne ».

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