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Au Sénégal, les tensions autour de l’affaire Sonko ont déjà de lourds impacts économiques

Les violences des 1er et 2 juin sont un nouveau coup dur pour le tourisme, le commerce et le secteur informel, et écornent l’image d’un pays réputé accueillant et stable.

Issa Barro n’en revient toujours pas. En l’espace de trois jours, l’hôtelier qui gère deux établissements dans le delta du Sine Saloum a vu 90 % des réservations être reportées. Les 70 chambres de ses hôtels se situent pourtant bien loin des foyers de tension, à 170 kilomètres de Dakar et à environ 270 kilomètres de Ziguinchor. « Les clients, français et belges pour la plupart, ont été effrayés par les vidéos de chaos à Dakar et Ziguinchor. C’est déplorable car c’était des réservations sur plusieurs jours. Le manque à gagner devrait tourner autour d’une dizaine de millions de francs CFA », estime-t-il.

Même si un calme précaire prévaut dans les deux grandes villes, les troubles qui ont éclaté les 1er et 2 juin après la condamnation de l’opposant Ousmane Sonko à deux ans de prison ferme écornent sérieusement l’image d’un pays réputé accueillant et stable. Un nouveau coup dur à encaisser pour le tourisme, un secteur qui pèse 6,7 % du PIB, déjà affecté par la crise sanitaire du Covid-19.

« Si la crise politique s’installe et perdure jusqu’à la présidentielle, la saison touristique 2024 pourrait être compromise », craint Issa Barro, également président de la Fédération des offices du tourisme et des syndicats d’initiative du Sénégal. Au sein de son organisation, il reçoit quotidiennement les messages inquiets des professionnels du tourisme, dont les activités sont ralenties voire lourdement handicapées : un confrère a vu son unique car de transport être incendié lors d’une nuit d’affrontements à Dakar.

A l’amertume s’ajoute une énorme lassitude. Cela fait en réalité plus de deux ans que les tensions liées à l’affaire qui oppose Ousmane Sonko à Adji Sarr, l’ancienne masseuse qui a porté plainte pour viols, ralentissent l’activité économique des principales villes du pays. A chaque comparution de l’opposant, l’important dispositif policier déployé paralyse la capitale et pousse certains commerçants à baisser leur rideau pour plusieurs heures pour éviter les pillages et les dégradations. Depuis mars 2021, les affrontements entre partisans du principal opposant et forces de l’ordre sont souvent violents. Ils ont fait une trentaine de morts.

Crainte d’une remontée de l’inflation
« Les autres victimes collatérales de ces tensions, ce sont les travailleurs du secteur informel. Pour la vendeuse du marché ou le chauffeur de taxi, le préjudice est considérable car ils vivent au jour le jour. Un jour sans travail, ce sont des familles entières fragilisées », déplore Ousmane Sy Ndiaye, le directeur exécutif de l’Union nationale des commerçants et industriels du Sénégal (Unacois)

A l’approche de la Tabaski – plus grande fête musulmane de l’année prévue fin juin –, une autre crainte s’installe. Celle de voir l’inflation remonter, alors qu’en avril elle avait atteint 9 %, son niveau le plus bas depuis juin 2022, grâce aux subventions de l’Etat sur les prix des denrées alimentaires.

C’est toute la chaîne de distribution qui pourrait être affectée par les derniers épisodes de violences. Il y a eu beaucoup de pillages et d’incendies d’entrepôts où sont entreposés les stocks de nourriture. Par ailleurs, des conteneurs de marchandises restent à quai au port de Dakar par peur qu’en cours de transport ils ne soient attaqués. Tout cela va se répercuter sur les prix des denrées alimentaires », alerte Ousmane Sy Ndiaye.

La décision de suspendre l’Internet mobile et certaines applications populaires pendant cinq jours a aussi fragilisé les commerçants, qui utilisent souvent les plates-formes numériques pour procéder aux ventes. Selon le simulateur de l’organisation NetBlocks, qui surveille l’accès à Internet à travers le monde, la mesure fait perdre près de 5 milliards de francs CFA (quelque 7,5 millions d’euros) par jour au Sénégal.

Annulation d’événements d’envergure
Du côté de la grande distribution, la crainte de revivre un scénario similaire à mars 2021 est très présente. A l’époque, une vingtaine de magasins Auchan avaient été pris pour cibles par des protestataires. Cette fois, une demi-douzaine de points de vente à Dakar et Mbour, sur les trente-huit que compte le pays, ont été pillés. Contacté, le groupe n’a pas souhaité s’exprimer sur le montant des dégâts.

Autre conséquence des troubles : l’annulation d’événements d’envergure. Prévu du 9 au 12 juillet à Dakar, un symposium de la Fondation de l’innovation pour la démocratie, organisation phare de la nouvelle politique africaine d’Emmanuel Macron et portée par le philosophe camerounais Achille Mbembe, a finalement été délocalisé à Abidjan.

A Diamniadio, Africa Mith, organisé par l’animatrice Hapsatou Sy, se voulait le grand rendez-vous « des talents africains » et de la formation. Prévu sur neuf jours dans un complexe de 40 000 m2, avec inauguration en présence du président Macky Sall, l’événement a dû être précipitamment écourté par crainte de l’insécurité.

A la tête du Club des investisseurs du Sénégal, Pierre Goudiaby Atepa ne décolère pas. Cette figure emblématique du monde des affaires s’inquiète des répercussions sur une économie engagée dans une dynamique de croissance depuis des années : « Au-delà des pertes humaines et économiques, ce qui est regrettable c’est le changement de perception que les investisseurs pourraient avoir du Sénégal. »

Cet ancien conseiller d’Abdoulaye Wade mobilise son réseau pour jouer les médiateurs dans la crise. « Ces jeunes attaquent des commerces, ils les pillent car ils ont faim. Je dis au président Macky Sall qu’il faut d’urgence revoir notre modèle économique pour donner des perspectives à notre jeunesse et assurer la stabilité », précise-t-il. Au chef de l’Etat sénégalais, toujours muet sur ses intentions de briguer un troisième mandat, l’homme d’affaires alerte : « Il doit renoncer à se représenter et sortir par la grande porte. Sinon, le chaos s’installera. »

Le Monde Afrique/GH

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