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Jean-Chrétien Ekambo : « Face aux réseaux sociaux, seule l’appropriation des TIC par les professionnels va garantir le primat de l’événement »

Et si la révolution numérique est la piste finale pour amener la vie publique et le monde en général, dans un dérèglement sans précédent où tout part en vrille, sans aucun contrôle ? Le monde est devenu le village planétaire prophétisé par le sociologue canadien Marshall McLuhan, on le sait. On sait aussi que désormais l’information circule à travers les continents avec dix fois la vitesse de la lumière ou presque. Depuis l’histoire des révolutions dans le monde de la communication, jamais un chamboulement n’a été aussi remarquable, que celui que nous vivons, actuellement. Écriture, télégraphe, les journaux, la radio ou la télévision, dans toutes ces révolutions, il a existé un point de départ, fait des élites, qui diffusaient à la masse le contenu d’une communication, formant ainsi l’opinion publique. Voilà que l’équation change et les centres de diffusion ont éclaté jusqu’au vertige planétaire, faisant de l’opinion publique, faiseur du contenu à diffuser. Ce foisonnement des sources où l’industrie du fake news, de l’à-peu-près fleuri, mélangeant le faux du vrai, happant des métiers entiers et menaçant d’autres, est notre quotidien. Aujourd’hui, le Journalisme, l’information, la politique, la vie publique sont sous la férule des réseaux sociaux. Mais jusqu’où ira ce dérèglement ? Pour trouver un éclaircissement et une explication, quoi de mieux que chercher un recul avec un éminent professeur. Géopolis Hebdo a ainsi tendu le micro au professeur Jean-Chrétien Ekambo. Enseignant de communication reconnu ici et ailleurs, le professeur a puisé dans son savoir pour expliquer l’époque actuelle qu’il qualifie d’époque de « l’Internet sémantique, où n’importe quel contenu publié ouvre la voie à tous les internautes d’intervenir ».

Interview

Géopolis Hebdo : Peut-on affirmer que la politique actuelle est influencée par la puissance des réseaux sociaux ?Jean-Chrétien

Ekambo : Toutes les activités publiques du monde contemporain sont sous influence des TIC (technologies de l’information et de la communication). La politique l’est surtout parce que cette activité publique recourt constamment à l’art de la séduction d’un public nombreux. Cependant, ce harcèlement et l’abondance de l’enchantement de la communication numérique ne suffisent plus du tout pour déjouer une conviction sociologique réelle. Il ne faut pas oublier : les réseaux sociaux sont un effet de mode, qui est en train de passer sans crier gare. Les réseaux sociaux ne sont plus loin à ressembler à Coca-cola, resté le nom générique de toute boisson sucrée rafraichissante, même si l’on a pris l’habitude de boire plutôt Pepsi-cola ou Seven Up. L’illustration la plus éloquente de cette réalité est la réélection en 2022 du président brésilien Lula Da Silva. Malgré une complicité tout à fait avérée et même dénoncée, YouTube, Twitter et Google n’ont pas réussi à démobiliser les électeurs brésiliens, dont la majorité se savait bénéficiaire du programme de ce gauchiste Lula (« bolsa familia » (bourse familiale) et « fome zero » (zéro faim).Les acteurs politiques ont tort de considérer que les réseaux sociaux ont fini de remplacer les journaux d’hier.Donc, à leurs yeux, comme naguère, où il leur suffit de paraître à la « une » pour espérer être vu et crû. De nombreux politiciens ignorent ainsi que notre époque n’est plus celle du web 1.0 des années 1990, où l’on allait chercher l’information dans les cybercafés. Nous avons déjà vécu le web 2.0 pendant les années 2000 avec le partage des informations ; nous sommes à ce jour en train de consolider le web 3.0. C’est donc l’époque dite de l’Internet sémantique, la période au cours de laquelle n’importe quel contenu publié ouvre la voie à tous les internautes d’intervenir. Ils viennent sur la toile avec des photos d’archives ou même des montages divers, juste pour contredire. Si l’on vérifie avec attention, l’on constatera que, à ce jour, les internautes lisent davantage les commentaires que l’information principale annoncée en titre. Et si l’on sait que les suiveurs de YouTube se chiffrent à travers le monde à 2,2 milliards de lecteurs, nous estimons que les posteurs de contenus dans les réseaux sociaux seront désormais deux fois plus prudents.A quel moment ces moyens de communication ont envahi l’espace public au point de devenir une source d’influence ?L’histoire des TIC est en train de se construire patiemment, exactement comme l’a été l’histoire des médias au cours des deux siècles passés. Nous remarquons ainsi avec certitude que les changements sur Internet interviennent presque tous les 10 ans, à partir des années 1990.

Mais, ce qui est vraiment nouveau est que les signes annonciateurs sont à présent plus perceptibles qu’hier. Par exemple, le web 3.0 actuel, qui offre une forte capacité de puiser les images et d’autres écrits conservés dans la bibliothèque virtuelle, nous prévient déjà du retour de l’archivistique. Et cela est très important : des vieilles photos réapparaissent, venant contredire tout le discours que certains acteurs publics ont tissé, en comptant sur la naïve amnésie collective de la population. Les discours d’hier font surface, faisant alors taire les plus ingénieux des menteurs. Un ancien agent de renseignement suisse, le colonel Jacques Baud, vient d’écrire un livre intéressant : « Gouverner par les fake news » (2020). Le plus intéressant est le sous-titre de cet ouvrage : « Conflits internationaux : 30 ans d’info utilisées par les pays occidentaux ». En tout cas, à ce jour, de tels montages qui ont fait la pluie et le beau temps de la diplomatie des Etats occidentaux deviennent de plus en plus difficiles à convaincre l’opinion mondiale. Il suffit de lire, par exemple, les motivations du Mali pour justifier la fermeture de son espace à Rfi (Radio France internationale) pour se convaincre que les moyens de communication tenus par les puissances euro-américaines sont de plus en plus tenus en suspicion. Et cela l’est déjà au niveau des réseaux sociaux.

Le secret d’Etat n’existe plus, les conflits administratifs sont exposés, tout comme les correspondances frappées du sceau de l’Etat. Comment expliquez-vous cela ? La notion de l’information a évolué avec le temps. Si, hier, les journaux vivaient des nouvelles publiées sur les événements, sur le factuel significatif, aujourd’hui les gens ne prennent plus le temps pour s’alimenter seulement auprès des médias traditionnels. De même que les clients sont sortis des restaurants à étoiles pour rejoindre le McDonald’s et se taper un rapide hamburger, autant le lecteur ou le téléspectateur a quitté son journal ou sa télévision pour aller consommer autre chose. Et cette autre chose n’est plus la nouvelle sur un événement récent, c’est plutôt un « survènement ». Nous nommons ainsi ce fait mis à jour à l’improviste, un météore qui disparaît comme il a pu survenir. Surtout, à la différence du factuel et de l’événementiel relatés par un journaliste ou un organe de presse, les fameux survènements ne portent aucune signature. Bien au contraire, c’est à celui qui s’est fait dérober un précieux document, étalé ensuite dans les réseaux sociaux, que l’on adressera le reproche d’imprudence, pour ne pas dire plus.Il faut cependant le dire et le souligner : ce comportement de la part des services publics est à la fois dangereux et tout à fait préjudiciable. Il n’est pas question de brandir l’anonymat des réseaux sociaux pour ne pas sanctionner ce genre de méfaits et délits. L’on a qu’à se référer à la jurisprudence américaine concernant l’ancien agent des services secrets NSA et CIA, l’informaticien Edward Snowden, ainsi que le journaliste Julian Assange pour l’affaire WikiLeaks.

Ce sont 175 ans de prison qui attendent ce dernier le jour où la Grande Bretagne acceptera de l’extrader aux Etats-Unis. La campagne d’opinion menée en sa faveur par le scientifique Noam Chomsky ou par le célèbre joueur de football aux Etats-Unis Eric Cantona n’a nullement modifié la ferme détermination de la justice. Ces deux cas datent pourtant de plus de dix ans. Ainsi qu’on peut s’en rendre compte, l’essor des TIC n’a pas triomphé du droit pénal américain tout à fait ordinaire. L’on ne peut donc pas penser que le rapport des forces penche toujours en défaveur de la tranquillité, de la sécurité de l’Etat ainsi que de l’ordre public. Les promoteurs des TIC, qui sont au Nord de la planète, sont les premiers à se prémunir de leurs produits, les pays faibles du Sud devraient se comporter tout autant.Le métier de journaliste est battu en brèche par les fake news et infox. Quelles sont les voies de sortie ?Il est imprudent de penser que le métier de journaliste va s’effacer devant l’effet de mode qu’est la publication d’un surevènement dans les réseaux sociaux. Deux raisons spécifiques déterminent la trajectoire de ce futur pas trop éloigné.D’une part, le journalisme n’est pas à sa première bataille. Il a dû se battre contre le métier d’écrivain de l’art, au 19ème siècle notamment, pour se faire reconnaitre une originalité propre.

Le journaliste s’est imposé en tant qu’écrivain, mais celui de l’actualité. Il existe devant lui une norme et une exigence fondamentales : le primat de l’événement. Le journaliste n’invente nullement son contenu. Même si les réseaux sociaux peuvent annoncer, à l’avance ou à l’emporte-pièce, n’importe quel changement dans les services publics, le public attendra la confirmation à la RTNC (Radiotélévision nationale congolaise). C’est pourquoi les mémoires écrits par les journalistes sont généralement des succès de librairie. La deuxième raison est plus déterminante. Alors que les internautes rédacteurs dans les réseaux sociaux se gratifiaient jusqu’ici de l’aura d’un certain altruisme et même d’un semblant de noblesse, par amour pour l’information publique, l’on sait à présent que toute leur course vers le plus grand nombre de « vues » n’est en réalité qu’une simple quête d’argent. Ainsi, de la même façon que, hier, l’on publiait aisément les chiffres d’affaires ou les salaires dans le monde de la presse, aujourd’hui l’on sait aussi avec précision à combien est rémunéré par YouTube 1 millions de vues : entre 2 et 3.000 Us dollars. Autrement dit, 1.000 vues sur YouTube prédisposent le posteur de la vidéo à un gain variant entre 1 et 2 dollars. Les fameux influençeurs ou autres créateurs de contenus ne sont donc pas des enfants de chœur. Ce sont des agents de marketing, mais qui se refusent souvent de s’identifier comme agences de marketing, en vue d’échapper au fisc. L’on sait aussi que TikTok monétise également la présence des vues sur sa plateforme.La tendance actuelle et plus équilibrée, à mon souhait, est plutôt celle qui amène les journalistes professionnels à prester eux-mêmes comme créateurs de contenus numériques. Leurs blogs ou leurs tweets ont nettement plus de recul dans l’offre de l’information que les survènements des simples internautes ou surfeurs. Et lorsque les journalistes vont adopter parfaitement et au moment opportun chaque nouvelle TIC (technologie de l’information et de la communication), les amateurs subiront un net recul. Le pari est donc à ce seul niveau, l’appropriation des TIC par les professionnels des médias.

Propos recueillis par WAK

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